
Créer du lien par la musique : 9 semaines d’une aventure humaine et artistique
Récit d’une action réalisée au Foyer Bel Air à Saint-Genis-Les-Ollières entre Octobre et Décembre 2024
par Julien Bigarne, Armand Brenon et Corentin Marchetto
Toutes les photos et vidéos ont été soumises à autorisation par le Foyer Bel Air et ses résidents
Crédit photo : Foyer Bel Air
Lorsque que l’on nous a présenté le dispositif de médiation, nous avons rapidement été attirés par l’idée de travailler auprès de personnes en situation de handicap. C’est ainsi que nous avons décidé de mener notre action auprès d’un groupe d’adultes vivant au foyer d’accueil médicalisé Bel Air de Saint-Genis-les-Ollières, un lieu où ils résident de façon permanente en raison de leur handicap.
Notre rencontre avec ce foyer ne s’est pas faite du jour au lendemain. Plusieurs mois avant le début officiel du projet, nous avons pris le temps d’échanger avec l’équipe, d’observer le quotidien des résidents et de mieux comprendre leur rapport à la musique. Une première immersion, lors d’une séance menée par la musicothérapeute du foyer, nous a permis d’entrevoir les bienfaits que la musique pouvait avoir dans leur vie, mais aussi d’en percevoir les limites pratiques et les formes singulières. Quelques semaines plus tard, un petit concert donné sur place a marqué notre premier vrai contact artistique avec eux. Ce temps d’approche a été essentiel. Il nous a permis de ne pas arriver en terrain inconnu, mais aussi de commencer à construire une relation de confiance avant même les premières séances. Car si notre objectif initial était de co-créer une chanson, nous avons vite compris que le projet devait rester ouvert, mouvant, à l’image du groupe que nous allions rencontrer.
Les prénoms utilisés dans cet article ont été modifiés afin de respecter l’identité des personnes du groupe.
Prendre le temps de connaître l’autre
Dès la première séance, un constat s’est imposé : il allait falloir repenser notre approche. Delphine, la responsable des activités, nous avait avertis que certain.es résident.es étaient non verbaux, et que d’autres auraient des difficultés à mémoriser des paroles. L’idée d’un chant collectif, prévue au départ, a vite été mise de côté. Mais abandonner l’idée de chanter ne signifiait pas renoncer à la création. Bien au contraire : cela nous a poussés à inventer d’autres chemins.
La première séance, marquée par beaucoup de timidité, a révélé une diversité de comportements, de langages et de rythmes de participation. Mourad, d’un enthousiasme communicatif dès le départ, improvisait des sons et des phrases avec une belle spontanéité. À l’inverse, d’autres résidents comme Christophe ou Philippine, plus en retrait, semblaient avoir besoin de temps. Grâce au soutien de Gaël, éducateur spécialisé, nous avons commencé à comprendre l’importance du temps : il fallait laisser à chacun la liberté de découvrir et être en confiance avec le cadre, les sons, les autres, et nous.
En plus de remarquer des évolutions dans l’équipe du foyer, nous avons aussi pu en voir chez les personnes de notre groupe : alors qu’Alice sur la première séance ne nous présentait que le mot « peur », celle-ci a progressivement développé son vocabulaire en notre présence en ne prononçant plus le mot « peur ». Elle a même délaissé son casque audio qui semble pour elle être un objet rassurant. Philippine, toujours souriante mais très réservée, nous tendais de plus en plus la main et ouvrait de plus en plus grand les yeux. Christophe qui nous a semblé très absent lors des premières séances, s’est montré de plus en plus réactif à nos propositions d’activités. Enfin, Mourad, qui était déjà d’un enthousiasme communicatif dès le départ, retenait en une écoute les chansons que nous présentions, et les chantaient pour nous dire bonjour les mercredis suivants. De plus, certaines façons de communiquer avec nous lui échappait de plus en plus et montrait clairement la joie que lui apportait l’atelier.
C’est donc en prenant réellement le temps avec les personnes de notre groupe que nous avons pu aboutir à un tel résultat.

Crédit photo : Foyer Bel Air / Moment capturé pendant le concert au Foyer Bel Air avec Christophe, Philippine, Corentin et Marguerite.
Une approche musicale élargie : allez plus loin que de la création
Rapidement, nous avons compris que la création musicale ne serait qu’un des volets du projet. Inspirés par la routine instaurée par la musicothérapeute, nous avons structuré nos séances autour de rituels : se saluer en rythme, nommer chaque participant.e, jouer ensemble de manière spontanée. Cette stabilité a posé un cadre rassurant, propice à l’expression.
Les activités se sont diversifiées : écoute musicale (parfois avec des artistes comme Nils Frahm, D’Arian), des discussions autour des ressentis : Marguerite nous a partager les visions de film d’horreur et Mourad ses images de grandes étendues d’eau, des jeux rythmiques : accompagnement d’une mélodie en suivant le volume, la vitesse, imitation de rythme. Nous avons également proposé des improvisations collectives autour des différentes images qu’iels souhaitaient : la mer, l’orage; le groupe était divisé en deux : 3 personnes qui jouaient et les autres qui écoutaient et on rediscutait ensemble de la musique entendue et des ressentis. Chaque participant.e a pu essayer de jouer sur les différents contrôleurs que nous avions emmené. L’objectif n’était pas tant de produire une œuvre mais plutôt de créer un espace d’échange et d’écoute, où chacun pouvait trouver sa place. Même des résidents peu verbaux comme Alice ou Christophe se sont mis à interagir autrement, à travers le geste ou l’attention portée au son.

Crédit photo : Foyer Bel Air / Réveil musical avec l’ensemble du groupe.

Crédit photo : Foyer Bel Air / Intense concentration pendant la représentation lors du concert avec Corentin, Armand et Nicolas
Réinventer la création musicale : s’adapter au public
Dès les premières séances, nous avons introduit des enregistreurs. Après notre rituel d’ouverture – présentation en rythme, jeux collectifs – nous proposions aux résident.es d’enregistrer des sons issus de leur environnement ou de leur propre jeu sonore : taper sur une boîte, secouer un sachet de jouets, murmurer un mot. Ces petits fragments sonores sont rapidement devenus des matériaux de création.
Avec le temps, nous avons apporté nos contrôleurs et interfaces de Musiques Assistées par Ordinateur (MAO). Le sampling (enregistrement de tout type de sons courts réutilisés ensuite afin de servir de nouvel instrument électronique) est devenu un outil puissant : il permettait de jouer avec des sons familiers, mais transformés. Ce détournement suscitait souvent la curiosité, et parfois le rire. Pour Christophe, par exemple, le simple fait de manipuler les machines : appuyer sur un bouton ou écouter la variation d’un effet semblait procurer un vrai plaisir.
C’était aussi un de nos souhaits dès le départ : que les encadrant.es puissent eux aussi être acteurs du processus musical. Gaël était chargé d’accompagner le groupe, les emploi du temps de la structure nous ont tout de même permis de vivre des séances avec d’autres accompagnant.es. Cela nous a permis d’observer les relations et postures différentes entre accompagnant.es/résident.es. Nous nous sommes demandés, à plusieurs reprises, si la présence et la motivation des membres du groupe ne dépendait pas du lien de confiance établie ou non avec l’encadrant.e.
Même si cela a mis du temps, nous avons vu Gaël, éducateur du foyer, s’investir davantage au fil des séances. Au démarrage du projet, il était plus directif avec les différents membres du groupe et concentré sur leur attention. Dans les premiers temps, il nous semblait peu sensible à l’approche musicale que nous menions. Au fil des séances, il était plus en recul et laissait l’atelier suivre son cours sans intervenir. Puis, il a fini par prendre part à l’atelier en manipulant les effets sonores lors d’une répétition ce qui a créé un vrai moment de partage et nous a permis de le faire jouer au concert. Nous avons remarqué que plus le temps passait, plus les fins de séances étaient riches en discussion avec lui, il nous a également confié avoir pris du plaisir à participer à la création musicale et à la vie du groupe.

Crédit photo : Corentin Marchetto / Répétition pour le concert à venir avec Gaël, Robert, Mehdi et Mourad
Quand la médiation rejoint notre propre projet artistique
En parallèle de ces ateliers, nous faisions vivre notre trio de musiques “électro-trad” Phase B. Naturellement, l’idée a émergé d’intégrer les résident.es à ce projet. Un morceau a été composé en pensant à eux, avec des paroles évoquant leur lieu de vie, Bel Air. Un temps d’enregistrement a été organisée au foyer, dans une ambiance à la fois joyeuse et intense, tout le monde voulait profiter de ce dernier moment musical. Nous avons pu prolonger ce dernier moment autour d’un verre avant de se revoir pour le concert.
Nous avons voulu laisser une trace : un CD personnalisé a été offert à chaque résident.e et aux membres de l’équipe. Il contenait le morceau commun, d’autres titres de Phase B, et une piste de remerciement où chacun.e était nommé. Ce geste a été bien reçu et a permis de prolonger l’expérience au-delà du moment musical.
Le concert final, organisé pendant le repas de Noël, s’est déroulé dans la grande salle du foyer. Certains résident.es ont joué ou chanté avec nous, certain·es ont dansé, d’autres ont simplement écouté, comme Alice et Nicolas, qui ont préféré rester en retrait ce jour-là, comme cela pouvait déjà arriver en séance. Mais tous.tes semblaient présent.es à leur manière, dans ce moment collectif précieux.

Crédit photo : Foyer Bel Air / Pendant le concert avec Armand, l’oreille de Gaël, Corentin, Julien, Philippine et Mourad
Une expérience qui transforme
Au-delà de la médiation musicale, cette aventure nous a transformés. Elle nous a appris à ralentir, à observer, à écouter ce qui vient, même quand cela ne se manifeste pas immédiatement. Certain.es résident.es se sont ouverts au fil des séances, ont pris confiance, se sont surpris.es elleux-mêmes. Nadia, très réservée au début, est devenue une habituée du djembé. Alice s’est émerveillée d’entendre un de ses sons transformé en matière électronique. Et parfois, des voix se sont levées là où on ne les attendait pas. C’est peut-être ça, la magie de la musique : elle ne force rien, mais elle permet beaucoup.
En prenant le temps de s’adapter à chaque personne, de les comprendre, de travailler ensemble, nous avons donc pu utiliser des outils accessibles afin que chacun.e puisse s’exprimer à sa façon. Aussi, notre posture tout au long de la médiation a changé. Peu assurés pour la première séance, gagner en confiance nous a permis de nous rapprocher de chaque membre tout en laissant place à l’expression personnelle : musicale, comme dans les échanges. Nous pensons que cette magie de la musique est finalement aussi tributaire de la musique elle-même que de l’attitude de toutes les personnes concernées par le projet.
Pour nous, cette expérience a été une leçon d’humilité, de créativité, et d’engagement. Elle nous a confortés dans l’idée que la pédagogie musicale doit être inclusive, sensible, et toujours en mouvement. Et que ce type de projet mérite d’être prolongé, multiplié, partagé.

Crédit photo : Foyer Bel Air / Un autre trio du foyer à l’œuvre avec Julien et Corentin : Robert, Capucine, Mehdi
Conclusion
A travers ce projet mené sur un temps assez long, nous avons pu répondre à de nombreuses questions que nous nous posions concernant le matériel utilisé, les personnes avec qui nous étions et encore notre futur d’artiste-médiateur. Grâce aux outils numériques d’aujourd’hui et notamment grâce aux contrôleurs et au logiciel Ableton que nous avons utilisé, nous avons pu mettre en place en amont un dispositif accessible pouvant répondre aux différents handicaps des résidents constituant le groupe. En programmant les contrôleurs, nous avons donc laissé la place à l’inspiration musicale des personnes de notre groupe sans contrainte technique pour eux.
Dans la préparation de cette action, le temps sur lequel elle s’étalerait nous a beaucoup questionné. Il s’avère avec le recul, que plus il y a de séances programmées, plus la confiance s’installe et les relations se renforcent. Pour nous, le temps semble être un facteur important selon le public avec lequel nous sommes amenés à travailler : il est donc primordial de ne pas le sous-estimer.
La médiation et l’enseignement étant un jeu constant d’équilibre, ce que nous avons été amené à changer au cours du projet n’a pu l’être qu’en recherche de cet équilibre. En cela, nous ne changerions rien aux différents évènements que nous avons pu traverser lors de cette médiation, car ce sont ces moments qui selon nous ont permis la beauté du résultat.
Ce travail a permis de prendre confiance en nous tout en solidifiant notre trio. Grâce à ce projet, nous savons désormais mieux adapter notre matériel à tout type de personne et avons beaucoup appris de la gestion du temps (long comme court). A travers les nombreux échanges entre nous et l’équipe du foyer, il nous semble essentiel de prendre soin du groupe en étant vigilant aux différentes interactions entre les personnes et leurs évolutions. Enfin, cette médiation faisant intégralement partie de notre projet artistique, nous avons dû apprendre à laisser une place à l’inconnu au sein même de notre musique, ce que nous pensons pouvoir être utile dans une carrière comme celle vers laquelle nous nous destinons.
Notre trio ayant pour vocation de continuer d’exister, et notre expérience de médiation étant l’une de nos découvertes préférées, nous aimerions pouvoir construire d’autres actions de ce type dans le futur.
Créer du lien par la musique, ce n’est pas seulement animer un atelier : c’est ouvrir un espace où chacun.e peut exister autrement, le temps d’un rythme, d’un son ou d’un sourire. Et c’est peut-être là, dans cet entre-deux fragile, que l’art devient essentiel.
Nous aimerions remercier encore une fois, l’ensemble des personnes qui sont intervenus dans le projet : Souad, Philippe, Delphine, Gaël, le foyer Bel Air, et surtout les membres du groupe avec qui nous avons pu échanger musicalement à travers toutes ses semaines !
Extrait de « Bel Air », chanson créé pour et avec les membres du foyer :
Crédit vidéo: Amandine Bigarne / Moment de concert pour l’un des trios du foyer : Capucine, Mourad et Philippine
Pour notre deuxième concert avec le trio, nous avons la chance de pouvoir recevoir une bonne partie des membres du groupe de médiation à Corbas lors d’un bal trad. En voici une vidéo prise par Philippe Genet.