
Mémoires musicales des Minguettes
Une action de collectage au quartier des Minguettes à Vénissieux
par Nima Vaysse, Lucie Laigle et David Robert
Le projet Mémoires Musicales des Minguettes est né au Cefedem AuRA, dans le cadre du cours EAMC, L’enseignant, artiste médiateur dans la Cité. Le projet vient d’abord d’une idée de Lucie, vielleuse, qui dans sa pratique artistique est souvent en contact avec les collectages. Le collectage est une pratique assez répandue dans les musiques traditionnelles où l’objectif est d’enregistrer, de récupérer, de conserver des pratiques musicales populaires, souvent orales. Cette idée a parlé à Nima, clarinettiste, qui a eu l’idée de mener cette action dans un quartier qui lui est cher, le quartier des Minguettes de Vénissieux. David, guitariste de jazz, curieux, nous a rejoint dans l’aventure.
L’idée de ce projet est de dresser un portrait sonore du quartier des Minguettes, de mettre en valeur la richesse et la diversité culturelle et musicale de ce territoire. Pour se faire, nous sommes allé⸱es à la rencontre des habitant⸱es pour écouter et enregistrer leurs récits et leurs chansons. Grâce à Leïla Ayachi, nous avons pu créer un partenariat solide avec la médiathèque de Vénissieux. Elle nous a beaucoup aidé dans la prise de contact avec les habitant⸱es. Martin Bouveresse, directeur de l’école de musique nous a permis d’avoir accès aux salles de l’école pour réaliser les collectages. Julie Lewandowski nous a épaulé⸱es dans l’apprentissage de la pratique du collectage qui passe par une réflexion ethnomusicologique.
PHASE 1 : S’insérer dans le tissu local
LE QUARTIER DES MINGUETTES
Nous avons choisi comme territoire de collecte le quartier des Minguettes qui a une histoire emblématique, avec une culture de la résistance et de lutte ouvrière.
Du bourg rural à la cité ouvrière
Au XIXe siècle, Vénissieux est un bourg rural avec une activité maraîchère et agricole. Dans les années 1890, différentes usines s’installent et font de Vénissieux une ville ouvrière. Une usine de toile cirée s’installe en 1891, puis une verrerie en 1897, ainsi que les usines Berliet et Renault Truck. En 1935, le parti communiste français remporte les élections municipales, et restent à la tête de la mairie jusqu’à aujourd’hui.
Le quartier des Minguettes à la pointe du progrès
C’est donc dans une ville où se croisent les ouvrier⸱ères et les agriculteurices que se forme le quartier des Minguettes dans les années 1960. La construction se fait sur un large plateau de 270 hectares, autrefois vaste zone agricole où l’on cultivait des fruits et des céréales. Les tours des Minguettes accueillent les travailleur⸱euses et les ménages de classes aisées dans des logements modernes et confortables. Il y a des ascenseurs, des pièces spacieuses, des salles de bains avec l’eau chaude, pour l’époque, c’est le grand luxe !
La ZUP des Minguettes est construite en 1963 sous le mandat de Marcel Houël, maire de Vénissieux. C’est l’époque de la construction de masse et dix ans plan tard, le quartier avec ses tours, ses barres d’immeuble et ses pavillons offrent 9 200 logements, dont 7 500 HLM.
Les Minguettes, pensées au départ pour être un quartier confortable, accueillant et moderne, est peu à peu abandonné par les classes moyennes. Dans les années 1980, le quartier abrite alors principalement des ménages issus de milieux défavorisés et/ou de l’immigration, qui par le biais de la politique de regroupement familial, se sont installés et ont élevé leurs enfants pour la plupart nés en France. Ce sont les enfants de la deuxième génération.
C’est dans ce territoire où se croisent les parcours, les histoires, les cultures et les langues que démarre un évènement emblématique : la marche pour l’égalité et contre le racisme.

La « marche des Beurs » à Paris, le 3 décembre 1983. 100 000 personnes défilent aux côtés des initiateurs cette initiative citoyenne.
Dominique Faget/AFP
Années 80 : marche pour l’égalité et contre le racisme, émeute des banlieues
Lors des affrontements de 1983, un des jeunes du quartier, Toumi Djaïda, le président de l’association SOS Avenir Minguettes, va être blessé par la police et transporté à l’hôpital. C’est en réponse à cette violence, et pour faire entendre autrement la revendication de toute une population issue de l’immigration qui aspire à être reconnue et considérée, que Christian Delorme et Jean Costil, deux personnalités du quartier respectivement prêtre et pasteur, vont proposer aux jeunes d’organiser une marche en prenant l’exemple de celles de Gandhi ou de Martin Luther King.
Cette marche pour l’égalité, manifestation nationale contre le racisme en France, est initiée aux Minguettes à Vénissieux à la fin de l’été 1983. Elle est accueillie le 3 décembre par plus de 100 000 personnes à Paris. Le président François Mitterrand reçoit une délégation ce qui aura pour conséquence la création d’une carte de séjour de 10 ans.
La Marche est une révolte pacifique pour dénoncer l’exclusion, le mépris, le racisme et la relégation des classes défavorisées et/ou des personnes issues de l’immigration dans des zones urbaines dédiées. Cette exclusion passe notamment par des délits de faciès lors des nombreux contrôles de police, une discrimination à l’embauche qui a de dramatiques effets sur l’emploi des jeunes. Les objectifs sont de réclamer une France multiculturelle et d’obtenir l’égalité des droits pour les immigré⸱es et leurs enfants.

Le président de la République François Mitterrand (à gauche) reçoit le 3 décembre 1983 à l’Élysée une délégation de « marcheurs pour l’égalité et contre le racisme », composée de huit personnes dont quatre Français et quatre immigrés
travail de terrain : ALLER A LA RENCONTRE DES HABITANT⸱ES
La plus grande partie de notre action s’est effectuée en s’appuyant sur un travail de terrain : comment rencontrer les habitant⸱es ? Comment leur donner envie de chanter et de nous raconter leurs parcours de vie à notre micro ? L’enjeu était de taille, puisque ni David ni Lucie n’avaient de point d’attache sur le territoire, seule Nima en avait un avec son poste à l’école de musique de Vénissieux. On a passé trois à quatre mois sur le terrain, entre des rendez-vous avec des centres sociaux, des maisons de quartier, des associations locales, armé de notre volonté et de nos flyers (ci-dessous). On ne s’est pas découragé⸱es et on a réussi à contacter six personnes !
C’est Leïla Ayachi, notre partenaire à la médiathèque qui nous a donné le contact de notre première collectée. Ensuite, l’aide de Malvina Minier a été très précieuse. Elle travaille à L’Entresol, dans la Compagnie Lunée L’Ôtre (lien du site à la fin de l’article) et elle fait des ateliers d’écriture et de théâtre avec des habitant⸱es depuis trois ans. Elle nous a donné le contact de Yasmine et de Sarah. Et enfin, la mère de Nima qui participe à un atelier collectif de percussion afro-cubaine à l’école de musique, nous a donné le contact de Sofia.


PHASE 2 : NOTRE DEMARCHE ETHNOMUSICOLOGIQUE
NOTRE POSTURE DE COLLECTEUR ET COLLECTEUSE
L’ASPECT POLITIQUE :
Notre projet s’inscrit dans une démarche politique, tout d’abord par rapport au choix du quartier. L’histoire est faite de ce qu’on souhaite bien raconter et mettre en valeur. En effet, si pendant longtemps l’histoire présentée était celle exclusivement des vainqueurs et servait à justifier un pouvoir en place, depuis plus d’un siècle, les historiens s’attellent à écrire l’histoire des minorités et des oubliés de l’Histoire. Les chants et musiques sont autant d’histoires de vie qui tissent l’Histoire avec un grand H. Valoriser ces histoires et ces parcours, c’est imaginer une autre nostalgie, c’est construire une histoire qui parle du présent du quartier des Minguettes. Ainsi, nous nous sommes attachés à retracer ces histoires pour construire un discours qui parle de ces pluralités de parcours présent dans ce territoire multiculturel. En étudiant l’histoire du quartier des Minguettes, nous avons découvert une histoire de lutte, de revendication de droit avec des personnes fortes, courageuses et dignes. A nous d’inventer – comme le dit si bien Sofiane Si Merabet – le « futur de notre nostalgie ». Retracer l’histoire de ce quartier, collecter ces histoires et ces musiques c’est aussi laisser une place à la paroles de celleux qu’on écoute finalement peu, et raconter une histoire qui permet d’imaginer un futur plus juste. L’idée de ce projet est de mettre en lumière, de rendre légitime des pratiques musicales invisibilisées dans l’espace public et dans les institutions culturelles.
Ensuite, nous ne voulions pas tomber dans le champ lexical de l’exotisme, de l’authentique musique d’un ailleurs fantasmé. Les chansons qu’on nous a transmises sont chantées dans certaines langues, elles ont été apprises dans certains lieux, elles ont voyagé à travers les personnes qui les chantent aujourd’hui. Les mettre en valeur à travers ce projet ce n’est pas leur coller l’étiquette “authentique musique du pays X”. Pour éviter cette exotisation, nous nous sommes attachés à comprendre le contexte de transmission et d’existence de ces chants. Nous avons également cherché leur signification et leurs usages pour comprendre leurs transformations, et leur rôle socio-culturel.
Enfin, nous avons réfléchi à la question de la patrimonialisation et au fait de ne pas “ figer ” les chansons. En effet, ce qu’on collecte, ce sont des versions uniques, qui appartiennent à des traditions ou des pratiques musicales vivantes constamment en mouvement.
PHASE 3 : LE COLLECTAGE, LA RENCONTRE
Dans un souci d’anonymat, nous avons modifié tous les prénoms des collecté⸱es.
Yasmine, SABRINA et Dounia
Nous obtenons le contact de Yasmine par Malvina, membres de la Cie Lunée L’autre installée à la Division Leclerc. Après un appel téléphonique avec Nima, Yasmine nous propose de venir chez elle un vendredi après-midi pour manger.
Elle habite un appartement en haut d’un immeuble du quartier. Nima et moi rencontrons Yasmine dans le hall d’entrée et fièrement, nous présente l’appartement qu’elle a aménagé et décoré avec soin. Une douce odeur se dégage de la cuisine où Sabrina, la belle-sœur de Yasmine et Dounia, la belle-sœur de Sabrina, nous préparent un festin : couscous sucré et pâtisseries algériennes en tout genre. Elles nous expliquent que c’est vendredi, journée bénie pour l’Islam, et qu’elles ont l’habitude de se retrouver pour cuisiner et passer l’après-midi ensemble. Avec Nima nous sommes ébahies, presque un peu gênées par tant d’hospitalité et de générosité, alors que nous venons tout juste de les rencontrer.
On s’assoit toutes les cinq dans le salon, Lucie installe les micros et on commence à discuter le temps que les plats soient prêts. Yasmine est algérienne, plus précisément Kabyle, une ethnie berbère originaire de Kabylie, une région d’Algérie située dans les montagnes. Elle a une cinquantaine d’années et vit dans son appartement avec ses deux filles étudiantes. Elle nous raconte qu’elle est née en France et qu’elle est repartie en Algérie à l’âge de ses 3 et jusqu’à ses 13 ans. Elle s’est mariée, son mari est parti en France pour travailler et elle l’a rejoint. Elle a un chat, Minou. Sabrina, sa belle-sœur, nous raconte qu’elle est venue en France pour rejoindre son mari, le frère de Yasmine, il y a 15 ans. Elle travaille dans un laboratoire d’analyse. Elle nous raconte ses difficultés pour obtenir la nationalité française. Elle nous a parlé de ses voyages, en Egypte et au bled. Elles sont très proches avec Yasmine, même si l’une parle kabyle et l’autre arabe, on leur dit souvent qu’elles sont sœurs, nous disent-elles.
Yasmine nous chante une première chanson, pour les enfants. C’est une chanson d’Idir, un chanteur kabyle très connu, que Nadine apprécie beaucoup. La chanson parle de quelqu’un qui a trouvé un petit garçon orphelin. Il dit : “ j’ai marché, j’ai trouvé un bébé, il faut le protéger ” et quelqu’un répond “ne t’inquiète pas je vais m’occuper de lui, je vais le mettre sur mes genoux et l’élever comme mon fils. »
Yasmine nous chante une deuxième chanson, une chanson d’adieu, de quelqu’un qui part et de la promesse de se retrouver plus tard.
Nadine nous chante une troisième chanson qui parle d’une fille qui aimerait aller danser mais qui ne sait pas faire.
Ensuite, Dounia vient près du micro. Elle a une trentaine d’années et est enceinte de son sixième enfant. Elle chante en arabe une chanson qu’elle a apprise quand elle était petite et qui est chantée pour les mariages. La chanson s’appelle Henna, tradition incontournable d’un mariage islamique ou de culture orientale. Henné vient du terme Hen qui signifie “ trouver grâce ” en hébreux. La mariée se fait embellir de tatouages sur les mains et les pieds au henné pendant la cérémonie. Après avoir chanté sa chanson, avec Nadine en fond, elle nous montre des vidéos de mariages et de fêtes sur son téléphone, avec un grand sourire.
C’est au tour de Sabrina de s’approcher du micro, elle chante une chanson pour le prophète qui voyage entre La Mecque et Médina et qui à son arrivée est accueilli par un “ tu es le bienvenu chez nous ”. Quand elle se met à chanter en arabe, Yasmine reconnaît tout de suite la chanson et dit “ mais je la connais cette chanson, avec des paroles en kabyle ! ”. S’ensuit alors un long débat passionnant sur les paroles, en arabe ou en kabyle, entre les trois femmes. Yasmine finit par nous chanter sa version en kabyle.
Nous repartons de ce collectage le ventre bien rempli avec plein d’histoires et de chansons dans les oreilles.


AMY
Nous obtenons le contact d’Amy par l’intermédiaire de Leïla Ayachi, directrice de la médiathèque de Vénissieux, et nous la rencontrons pour la première fois à l’école de musique. Elle ne pratique la musique que depuis son arrivée en France, en 2009 (Amy vivait avant cela au Nigeria). La musique est devenue très importante pour elle pour la sensation qu’elle lui procure : celle de faire un moment disparaître tous les problèmes.
C’est le pasteur de son église qui l’a invité à rejoindre un groupe de chanteur⸱euses pour faire l’animation du culte. Elle n’a donc pas eu de formation musicale classique, mais l’église organise des formations en technique vocale, où elle a appris à prendre soin de sa voix.
Ce qu’elle nous chantera sera en edo, langue d’une des communautés nigériennes dont elle est issue. Les enregistrement ne disposent pas de traduction écrite, parce que l’édo est une langue essentiellement orale. Lors de notre premier entretien, elle fredonne un morceau qui se chante dans des moments de célébration patriotique. Les paroles insistent sur la grandeur du roi. Le roi reste le plus grand ici, et face à tous les rois des autres pays qu’il peut visiter. Elle évoque également certains des très difficiles problèmes qui l’ont poussé à quitter le Nigeria, problèmes que la musique a du l’aider à affronter. Amy a interprété ce morceau dans l’atelier Afrotronik organisé par Maël Salettes. Les clappement de mains sont faits par elle-même, en même temps qu’elle chante, ce qui témoigne d’une maîtrise rythmique qui ne s’improvise pas.
Pendant la discussion, elle nous fera écouter un enregistrement d’une chanson qu’elle est en train d’écrire, mais qui méritait selon elle d’être encore peaufinée et mise en ordre. Il s’agit d’un chant religieux exprimant la gratitude envers son dieu, et qui selon elle ce ne sera jamais assez bien pour exprimer ce qu’il a fait pour elle.

SARAH
Nous rencontrons Sarah à l’école de musique de Vénissieux. Comme elle participe à des activités avec la Cie Lunée l’Ôtre, Malvina, une des membres de la compagnie, nous donne son contact : « tu peux lui dire que son numéro t’a été donné par Malvina de l’Entresol et que tu es la musicienne dont je lui ai parlé ».
Sarah vient du sud de Tunisie. Sa langue maternelle est l’arabe, mais elle comprend et parle le français car c’est la deuxième langue parlée en Tunisie. Elle fait des études de linguistique et donne des cours d’arabe en France. Durant l’entretien, elle nous plonge dans sa culture, nous parle des mariages tunisiens et nous fait écouter les cornemuse, (mezoued), percussion (tabbal) et flutes joués à cette occasion. Elle nous raconte les gens, les fêtes, les plats : les couscous tunisiens (sauce rouge, piment fort), les tajines, les salades Mechouia.
Petite, elle était si timide qu’elle ne pouvait pas parler devant les gens. Elle accepte de nous transmettre une berceuse pour enfant, très repandue dans les pays du Maghreb. Ce collectage est partiel et montre la fragilité et la difficulté parfois, de récolter des musiques. Comme toute berceuse, il en existe d’innombrables version. la version ci-dessous est celle collectée par la chorale intergalactique (lien à la fin de l’article).
Nous avons retrouvé une autre version de cette comptine dans le livre CD A l’ombre de l’olivier aux éditions Didier Jeunesse (2001) (lien la fin de l’article). Dans cette version tunisienne, la maman implore le coq céleste pour que son enfant soit transporté à Béja, une région céréalière de Tunisie symbolisant la richesse, la fertilité et l’abondance ( » Oh, chant du coq, endors mon enfant s’il te plait, Oh chant de la poule endors mon enfant pour qu’il soit à Béja « ). Avec douceur et beaucoup d’amour, Sarah nous raconte son pays et nous confie cette jolie berceuse qui fait rêver tant d’enfants.
Nenni nenni, jek ennoum // Dors dors, tu as sommeil
Ommek gamra o bouk njoum // Ta mère est comme la lune, ton père est comme les étoiles
Nenni yesadi wehyne // Dors, ma chance et ma satisfaction
Nenni yehami werjaye // Dors mon rêve, mes espérances
Nenni nenni, jak annoum // Dors dors, tu as sommeil
Ommek gamra o bouk njoum // Ta mère est comme la lune, ton père est comme les étoiles
Watech tekber o tnedini // Quand tu vas grandir, tu vas m’appeler
Ya rouhi ya mammou eini // Tu es mon âme et mes yeux
Nenni nenni, jek ennoum // Dors dors, tu as sommeil
Ommek gamra o bouk njoum // Ta mère est comme la lune, ton père est comme les étoiles
ERIC
Eric est un jeune homme dans la vingtaine, inscrit en deuxième année de saxophone à l’école de musique de Vénissieux. Il vient du Bénin, mais lorsqu’on lui demande pourquoi il s’est mis à la musique, c’est du Nigeria dont il parle. Il évoque son admiration pour le créateur de l’afrobeat Fela Kuti. Ce qui l’inspire chez lui, c’est l’énergie qu’il y a dans sa musique et le mélange entre musiques européennes et africaines. En découvrant cette musique, il a eu envie de jouer du saxophone, un choix spontané, sans expérience musicale préalable.
Eric semble curieux et ouvert. Il évoque le jazz japonais (un groupe qui lui a fait découvrir le thème d’Autumn Leaves qu’il nous jouera à la fin de notre rencontre), la flûte indienne, l’afropop qu’il considère comme une forme actuelle de l’héritage de Fela. Comme il est très intéressé par les rapports de la musique avec la spiritualité, nous parlerons aussi du saxophoniste de jazz américain John Coltrane, qu’il n’a pas encore vraiment écouté, mais dont son professeur lui parle souvent.
La question du métissage revient dans l’échange, pas seulement comme une rencontre entre cultures, mais aussi comme un croisement de personnalités.
« Chaque personne ne ramène pas la même chose d’une culture déterminée », dit-il. Ce qu’il aime dans l’afrobeat, et ce qui l’intéresse aussi dans le jazz, c’est cette idée que le mélange entre les musiques européennes et africaines est inépuisable. « On ne finira jamais de faire ce mélange », affirme-t-il.
Il a un goût pour la discussion et la digression. Il s’en amuse : « Je pars facilement en live sur certains sujets ». La conversation tend d’ailleurs rapidement vers un de ces sujets : la spiritualité vaudou. Nous reconnaissons nos préjugés sur le sujet – les représentations qui la rapprochent de la magie noire – mais Eric invite à revoir cette perception. Pour lui, le vaudou est avant tout une philosophie, plus qu’une religion : une manière de replacer l’homme dans la nature, d’accepter un échange d’énergie avec les âmes des objets et des éléments. Il le rapproche des religions animistes, tout en soulignant qu’au Bénin, cela reste diabolisé. Lui-même a grandi dans une famille catholique, à distance de ces pratiques.
Curieux d’en savoir plus sur la musique vaudou, nous lui demandons à quoi elle ressemble. En réponse, Eric nous fait écouter “ Feu de brousse ” des Frères Guèdèhounguè, un groupe béninois réputé pour valoriser les rythmes et chants traditionnels liés au vaudou. Ce morceau, exécuté sur le rythme envoûtant du blékété des couvents vaudou, dénonce la jalousie, la méchanceté et le parricide. Nous écouterons aussi Danialou Sagbohan, celui que les béninois ont surnommé l’homme orchestre. À un moment, il nous fait écouter un autre morceau qu’il écoute tous les jours. Ce ne sont pas tant les arrangements qui le touchent, mais les paroles. Eric traduit l’une d’elle qu’il dit se essayer de se répéter quotidiennement : « Que fais-tu pour ta paix personnelle ? ». « Ah, c’est un peu existentiel, quoi » résumais-je, trop expéditif à son goût. « C’est BEAUCOUP existentiel » rectifia-t-il.
Il jouera au saxophone le thème de Autumn Leaves. La mélodie progresse lentement, avec des notes tenues et de larges silences, ce qui donne au morceau un couleur intérieure, tranquille et fragile.

PHASE 4 : LA RESTITUTION A LA MEDIATHEQUE
Pour clôturer ce projet, nous avons décidé d’organiser une après-midi musicale à la médiathèque pour présenter notre action. C’était l’occasion pour nous d’analyser tout ce travail et surtout, de le présenter à un public. Nous avons donc raconté et écouté les collectages pour ensuite laissé la place à un concert de deux groupes issus du dispositif des projets ABC du Cefedem : l’ensemble de musiques des Balkans Lubenica Militsa et le duo de musiques traditionnelles grecques κυμα.

CONCLUSION
Ce travail nous aura amené à découvrir beaucoup d’histoires de vie, de parcours. Nous avons parfois rencontré les gens chez eux, dans leurs quotidien. Toutes les personnes que nous avons rencontrées se sont non seulement prêtées au jeu du collectage, mais se sont racontées, nous ont confié leurs histoires de vie, parfois leurs rêves. Ils ont pu même inventer des musiques spécialement pour l’occasion. Ce travail souligne qu’il y a un réel besoin d’expression dans un quartier comme celui des Minguettes et qu’un travail comme celui-ci trouve un écho et un relai puissant. Nous avons été touché·es de l’accueil fait à notre projet par les habitant·es. Ce travail de collectage, projet de très longue haleine (nous avons pris les deux ans pour le mettre en place, avons fait plus de 30 rendez-vous ainsi qu’une formation auprès de Julie Lewandowski) nous aura appris que lorsqu’on s’inscrit sur du temps long, avec un travail de patience dans un quartier, les retours sont forts, les rencontres belles, les collectages précieux.
Partir du matériel musical déjà présente chez les personnes est une démarche peu commune mais pourtant extrêmement riche et intéressante. En tant qu’artiste-enseignant·e, nous avons réalisé·es que nous pourrions tout à fait porter ce type de projet avec nos élèves, ce qui permettrait de mettre du sens dans leur apprentissage et de reconnecter avec l’histoire musicale de leur famille. Utiliser les pratiques musicales réelles et existantes, c’est mettre en valeur et légitimer toutes les cultures et pratiques musicales, sans hiérarchie et c’est permettre une plus grande richesse dans nos écoles de musiques !
Sitographie :
Cie Lunée L’autre : https://luneelotre.fr/index.html
Chorale Intergalactique : https://www.choraleintergalactique.com/
CD A l’ombre de l’olivier aux éditions Didier Jeunesse (2001) : https://www.didier-jeunesse.com/livre/lombre-de-lolivier-9782278129287/