
Musique de récup’ : entre PVC et boite de conserves
Un projet musical avec les enfants de l’Armée du Salut de Saint-Priest
Par Dorian Justafré et Cécile Ibarrart
Présentation du projet
L’idée de départ
Comment transmettre l’idée que la musique est accessible à toutes et tous, avec peu de moyens, qu’elle peut naître de matériaux simples et s’inventer collectivement ?
C’est à partir de cette question que nous avons imaginé un atelier à destination d’enfants, autour de la fabrication et de la pratique d’instruments réalisés à partir de matériaux de récupération : bois, PVC, boîtes de conserve…
Nos choix se sont appuyés sur nos compétences respectives : Dorian, batteur, et Cécile, joueuse de flûte à trois trous (instrument traditionnel de Gascogne joué d’une main avec un tambourin à cordes).
Pour la fabrication des flûtes, nous nous sommes inspirés d’une vidéo de Nicolas Bras présentant la réalisation de Tin Whistles (flûtes irlandaises) en PVC.
Vidéo de Nicolas Bras sur la fabrication du Tin Whisle en PVC
Pour les percussions, nous sommes allé·es chercher des conserves et des seaux donnés par la cuisine centrale de Villeurbanne (nous les en remercions chaleureusement) et acheter des grandes poubelles à Brico Dépôt, avec le reste du matériels (tube PVC, tourillon de bois, scie à onglet manuelle, gant de protection…).
La préparation des séances
Contexte : où, quand, qui, comment, avec qui ?
Le projet naît au Cefedem, lors d’une rencontre avec Riyad Adjoudj, éducateur au centre d’hébergement d’urgence de l’Armée du Salut à Saint-Priest. Cette rencontre fait émerger l’envie commune de créer un projet musical pour et avec les enfants du centre. Très vite, une première intention se dessine : imaginer un parcours en trois temps, mêlant fabrication d’instruments, création artistique et restitution publique.
Nous pensons alors organiser les séances selon trois grandes phases :
– la fabrication de flûtes
– une création musicale croisant danse, chant et jeu instrumental
– une restitution devant un public extérieur
Nous avions en tête une réalisation ambitieuse : un partenariat avec une SMAC, peut-être un enregistrement… Mais sur le terrain, le cadre du projet se redéfinit. Il ne s’agit plus seulement de suivre un plan préétabli, mais d’entrer en relation avec les enfants dans ce qu’ils vivent ici et maintenant. Nous devons composer avec leur rythme, leur disponibilité, leur histoire, leur contexte.
Peu à peu, notre approche se transforme. Le projet s’oriente davantage vers l’expérience partagée que vers un résultat formel. La qualité du cadre, la préparation fine de chaque séance, la création d’un lien de confiance deviennent centrales. Nous nous posons la question : un rendu est-il toujours nécessaire ? Et si l’essentiel était ailleurs ?
Finalement, le projet prend la forme de quatre grandes étapes :
– Mini-concert d’ouverture : nous présentons le projet avec un petit concert au sein du centre, en jouant sur des flûtes en PVC que nous avons fabriquées, accompagnées d’un looper ;
– Fabrication des flûtes à trois trous : chaque participant·e fabrique son instrument, découvre les principes acoustiques de base, apprend à percer, poncer, accorder ;
– Jeu musical collectif : en parallèle de la prise en main de la flûte, nous mettons en place une courte mélodie et un accompagnement en polyrythmie à trois voix, joué sur des percussions de récupération ;
– Restitution au centre : le parcours s’achève par une représentation ouverte aux résident·es et aux équipes du centre, un moment de valorisation et de partage.
Le projet se déroule entre mai et juillet 2024, chaque mercredi matin, dans la salle informatique du centre. Une quinzaine d’enfants y participe, âgé·es de 8 à 13 ans, souvent issu·es de parcours migratoires ou de contextes familiaux fragiles — certain·es venant de communautés roms ou maghrébines.
Le groupe évolue au fil des séances, les présences sont irrégulières, mais l’engagement grandit dès que le lien s’installe.
Nous menons ce projet en lien étroit avec Riyad, Diana (la directrice du centre), et les membres de l’équipe présents chaque semaine.
Des difficultés aux ajustements
Limite d’âge
Dans les premiers temps, nous souhaitons accepter tous les enfants présents. Seulement, Riyad nous prévient que 6 enfants est la limite acceptable, qui se confirme très rapidement : Au-delà de 6 enfants, la séance devient ingérable !
Il nous faut également poser une limite d’âge de 8 à 13 ans pour favoriser une continuité dans la présence des enfants : moins de 8 ans, les enfants sont trop petits pour tenir les scies et les visseuses ; plus de 13 ans, les adolescentes sont au collège le mercredi matin.
Un cadre toujours en mouvance
Dès les premières séances, nous revoyons nos exigences. Certains enfants ne participent pas pour des raisons culturelles (interdiction parentale pour les filles), d’autres sont souvent absents ou arrivent tard. Le cadre est mouvant à chaque séance : local fermé et clé perdue, fatigue visible sur les visages, imprévus logistiques (ampoules grillées, dysfonctionnement des prises pour faire marcher la visseuse).
Pour les locaux, nous sommes dans la salle informatique qui est une pièce sans fenêtre. Nous la fermons à clé durant les séances pour éviter les interruptions d’autres enfants du centre, notamment les petits frères et sœurs, trop jeunes pour participer à l’activité et en recherche d’un peu de distraction.
La feuille d’émargement

Feuille d’émargement signée par les élèves, (P : percussion, F: flute ). Crédits : Cécile Ibarrart
Afin de créer un engagement chez les enfants et pour nous souvenir des noms des enfants, nous mettons en place une feuille de présence où chacun signe. Nous nous rendons compte que cela pose un cadre pour les enfants. Ils respectent plus facilement leur engagement à venir chaque semaine aux ateliers. Cette démarche facilite indéniablement la formation des deux groupes pour les deux séances.
Il est également nécessaire d’adapter notre posture : poser un cadre clair, quitte à prendre des décisions difficiles, comme écarter temporairement un enfant d’une séance car son comportement n’est pas adapté. Nous ressentons fortement que ces enfants, souvent en quête de repères, ont besoin d’un cadre structurant que leur environnement quotidien ne leur offre pas toujours.
Nous apprenons à composer avec les fluctuations du groupe, à maintenir un cadre bienveillant mais solide, à accorder de la valeur à ce qui émergeait sur l’instant.
Les ateliers de fabrication permettent de poser des bases concrètes : on fait ensemble, chacun un instrument, pas de compétition, droit à l’erreur. Cette approche a beaucoup porté.
Des ateliers pas comme les autres
La fabrication des flûtes à trois trous
Chaque séance de fabrication dure une heure par groupe. Dans ce temps limité, il est essentiel que les consignes soient claires et précises dès le départ, afin d’assurer un déroulement fluide et de limiter les répétitions individuelles.
Le matériel à disposition, bien que fonctionnel, est en quantité restreinte : une visseuse et une scie à main pour six enfants. Cette contrainte matérielle nous amène à encourager l’entraide, l’organisation autonome et surtout la gestion de la frustration. Les enfants apprennent ainsi, même si parfois c’est difficile, à attendre leur tour, à partager les outils et à s’adapter au rythme du groupe.

Atelier fabrication des flûtes à trois trous en PVC. Crédits : Cécile Ibarrart

Accordage et retouche des flûtes fabriquées par les enfants hors séances. Crédit : Cécile Ibarrart
Les séances de flûtes
Lors de ces séances, nous élaborerons avec les enfants, une partition adaptée au morceau à apprendre. La partition est ensuite imprimée pour servir à l’ensemble du groupe.
Pour déchiffrer la “partition”, il faut comprendre que la flûte n’a que 3 trois trous à boucher avec seulement le pouce, l’index et le majeur (l’annulaire et l’auriculaire servant à tenir la flûte en pince). La mélodie, reprise d’un chant occitan, est simplifiée et transposée à la tonalité des flûtes récup’. Pour déchiffrer la partition ci-dessous, il faut comprendre :
– “P” ou “1” pour le pouce qui bouche le trou arrière de la flûte
– “0” pour 0 doigt qui bouche les trous de la flûte
– “2” pour 2 doigts, pouce et index qui bouchent les trous de la flûte
– “3” pour 3 doigts (pouce, index et majeur) qui bouchent les trous de la flûte

« Partition » faite avec les élèves. Crédit : Cécile Ibarrart
« Nau goyatas » joué à la flûte à trois trous par un enfant lisant la partition .Crédit : Cécile Ibarrart
Les séances de percussions
C’est Dorian qui mène les ateliers de percus. Chaque enfant a une percussion, soit une grosse poubelle noire en plastique, une grande boîte de conserve en aluminium ou un petit seau en plastique. Les mailloches quant à elles sont fabriquées à partir des baguettes de bois restantes de la fabrication avec du scotch adhésif vinyle pour les embouts.
Lors de ces séances, nous menons un atelier de polyrythmie sans support écrit, basé sur l’imitation et l’écoute. Trois motifs rythmiques sont transmis oralement : une poubelle de jardin marque les temps comme une grosse caisse, les boîtes de conserve jouent les contretemps, et des seaux en plastique portent un motif syncopé. Une fois les cellules intégrées, nous ouvrons des espaces d’improvisation à tour de rôle, permettant à chacun d’explorer librement son expression rythmique tout en restant ancré dans le jeu collectif. Ce travail favorisé l’écoute, la concentration, mais aussi la prise d’initiative et le plaisir du jeu.
L’importance du rendu final ?
A la base du projet, nous avions prévu une restitution publique au Marché Gare, avec l’idée d’emmener les enfants jouer dans une salle de concert. Après contact avec la responsable médiation du Marché Gare, il nous est proposé d’assister à un spectacle, ce qui est pour nous une superbe opportunité de faire sortir les enfants du centre et de les emmener dans une salle de spectacle.
Hélas, ce projet se heurte à la réalité du terrain : manque de temps des équipes du centre, difficulté de mobilité, difficulté d’obtenir des autorisations parentales, difficulté de trouver des parents accompagnateurs, incompatibilité des calendriers… Nous essayons alors de changer le projet et d’organiser un petit concert dans un parc à deux pas du centre. Là encore les mêmes difficultés logistiques ont raison de l’initiative.
Malgré tout, nous finissons par organiser un concert improvisé dans la cour du centre, le jour d’un goûter des familles. Un moment simple, mais fort. Les enfants jouent avec les flûtes à trois trous et les percussions. A la fin, tous les instruments leur sont donnés. Les enfants n’ayant pas participé aux projets peuvent ainsi découvrir les instruments et apprendre auprès de leurs camarades.
Avec le recul, nous réalisons que le rendu final nous tenait probablement plus à cœur qu’aux enfants eux-mêmes. Cela nous conduit à questionner le sens même de ce rendu : pour qui le faisons nous ? Pour quoi faire ? Dans notre pratique professionnelle, nous sommes souvent soumis à des obligations de restitution (concerts, auditions, spectacles d’école) qui, si elles peuvent avoir du sens, tendent parfois à contraindre la pédagogie.
Cette expérience nous permet d’envisager autrement le temps long : celui où l’on approfondit, où l’on explore ce qui fonctionne avec les élèves, sans forcément chercher à produire un résultat visible. Elle nous rappelle l’importance du plaisir partagé dans l’apprentissage, sans l’injonction de devoir le prouver à l’extérieur.
Prise en compte du cadre familial et social
Travailler avec ces enfants, c’est être conscient que nous intervenons dans un lieu de vie, avec ses règles et ses limites. Certains enfants vivent des déplacements forcés, d’autres des ruptures affectives profondes. Les familles ont parfois des rapports complexes à la musique, à l’espace public, au collectif. Il nous a fallu trouver un certain équilibre d’implication émotionnelle, qui devait être ajusté en permanence.
Nous avons aussi dû apprendre à travailler avec les équipes du centre, à respecter leur rythme et leur rôle, à composer avec les événements imprévus. Cela a nécessité une communication constante, une réévaluation de nos priorités et de notre position. Ainsi, un débriefing immédiat a été systématiquement fait en fin de séance pour préparer la suivante.
Les victoires
Elles sont nombreuses et souvent discrètes :
– Des enfants qui reviennent avec envie et qui nous demandent de revenir a la fin de notre action ;
– Une enfant que l’on surprend en train de jouer des percussions dehors avec deux baguettes et un bois de bois, elle est en train d’apprendre à jouer à sa petite sœur ;
– Le premier “son” réussi sur une flûte fabriquée ;
– Un enfant qui ose improviser ;
– Une mère qui aide à ranger ;
– Des enfants qui demandent à garder leur instrument chez eux ;
– Des partitions coloriées et décorées avec soin ;
– De très bon retours des responsables du site qui nous ont félicité sur notre manière d’e gérer d’animer cette action.
Et surtout : un groupe mixte qui s’est peu à peu constitué, où chacun trouve sa place.
Et après, Qu’est-ce qu’il en reste ?
Ce projet a transformé notre manière d’enseigner. Il nous a appris à ralentir, à observer, à être pleinement présents. Il nous a fait prendre conscience de la nécessité d’ajuster nos intentions pédagogiques au contexte, plutôt que d’imposer un déroulé prédéfini. Il nous a aussi permis de prendre en considération les droits culturels : ici, ce n’était pas seulement “permettre l’accès à la culture”, mais reconnaître les enfants comme des sujets capables de faire, de choisir, d’inventer — même en marge des institutions.
En tant qu’artistes-enseignant·es, nous avons appris à sortir de notre rôle d’expert·es. Nous n’étions plus là pour transmettre un savoir vertical, mais pour co-construire une situation d’exploration et de création avec les enfants. Cela ne signifie pas renoncer à l’exigence artistique ou pédagogique, mais déplacer le centre de gravité : moins sur les contenus, plus sur les relations, la fabrique, les contextes, les disponibilités.
Ce projet nous a aussi permis de porter un regard plus critique sur le fonctionnement des écoles de musique. Là où les moyens sont plus importants, les cadres sont aussi plus rigides : les cours sont planifiés, les présences attendues, les évaluations souvent implicites mais bien présentes. Dans ce projet, nous avons travaillé avec un groupe en mouvement, sans attentes de résultats formels, sans parents pour exiger des preuves d’apprentissage. Et pourtant, les apprentissages étaient bien là — plus lents, plus discrets, mais plus profonds parfois, car ancrés dans la réalité de chacun·e.
Oui, un tel atelier pourrait exister en école de musique — mais à condition de repenser les structures : donner du temps, de la souplesse, valoriser l’expérimentation, reconnaître la richesse des publics dits “hors cadre”. Cela implique de revoir nos logiques d’évaluation, de production de spectacle et de rentabilité symbolique.
D’un point de vue pédagogique, ce projet ouvre des pistes essentielles : travailler sans pression de résultat, avec des instruments simples, en fabriquant collectivement le cadre. C’est une autre manière de penser la transmission : non pas comme passage de savoirs, mais comme construction de situations partagées. C’est aussi une autre manière d’être ensemble : un apprentissage horizontal, lent, ancré dans le faire.
Politiquement, ce projet nous rappelle que l’art peut être un espace de résistance. Créer ensemble, avec peu de moyens, dans un lieu où l’on ne nous attend pas, c’est refuser l’idée que « la culture institutionnelle » ne serait réservée qu’à celles et ceux qui ont les codes, les moyens ou leurs papiers.
C’est affirmer que l’acte artistique est une possibilité de se relier, de se rendre visible, de transmettre, de s’exprimer — même par une flûte en PVC ou trois percussions bricolées.

Crédit : Cécile Ibarrart