
Médiation sonore en rééducation post-AVC : une aventure sensible entre expérimentation et adaptation
par Jules Baudet, Eric Maniez, Philémon Peltier
(Note : Dans un souci de confidentialité, les prénoms des participant·es ont été modifiés.)
Repères pour notre action :
- Les intervenants : Nous sommes trois étudiants en formation pour le Diplôme d’État de professeur de musique. Nos pratiques sont complémentaires : Jules vient des musiques électroniques, Emmanuel chanteur guitariste en musiques actuelles et improvisées, et Philémon des percussions classiques.
- La structure : Notre action se déroule au GCSMS ARRPAC, un groupement de coopération sociale et médico-sociale situé à Bron en périphérie de Lyon, qui propose un accompagnement de jour pour des personnes en réadaptation post-AVC.
- La période : Les quatre ateliers ont lieu sur un mois, entre janvier et février 2025.
L’amère entame
Notre projet de médiation culturelle, dans le cadre de notre formation, connaît un démarrage chaotique. Après une première proposition présentée à une grande structure socio-culturelle locale, nous nous confrontons à un long silence, mêlé de relances et d’ambivalences, avant d’être purement et simplement ignorés. Ce « ghosting » laisse place à une certaine désillusion.
Pourtant, une série d’opportunités inattendues nous conduit vers l’ARRPAC. Ce contact est pour nous une respiration, un terrain pour réinventer notre projet. Ici, enfin, notre démarche est accueillie avec intérêt et nos partenaires partagent un réel enthousiasme. Nous nous sentons considérés, légitimes, et la médiation reprend tout son sens.

Schéma du dispositif
Une expérience sonore au SEUIL des possibles
L’objectif de notre intervention était d’ouvrir un espace de création collective autour d’un dispositif sonore expérimental : un synthétiseur modulaire contrôlé par des capteurs électroniques, activés par les mouvements des participants. Cette approche technique permettait de dépasser les limites physiques des participant·es, notamment celles liées aux séquelles d’AVC (hémiplégie, aphasie).
Au cœur de la proposition artistique, la notion de seuil, entre silence et son, entre écoute et expression, s’impose comme fil rouge. Partir du silence, expérimenter l’émergence progressive des sons, revenir au calme, composer ensemble cette frontière mouvante… Autant d’explorations qui dépassent la simple production musicale pour devenir des gestes thérapeutiques et sociaux. Cette notion s’incarne très concrètement dans le fonctionnement des capteurs : ceux-ci sont sensibles à un seuil d’activation, un point précis où le mouvement ou la pression génère un signal. Entre ce seuil et une valeur maximale, s’étend une zone d’amplitude où l’intensité du geste influe sur le volume, la hauteur ou le timbre. Ainsi, le moindre déplacement devient porteur de nuances.
Test pendant la conception du dispositif (avec capteur optique et piezo)
Le rôle des équipes soignantes et les échanges
Dès l’amont, nous travaillons en lien étroit avec l’équipe de l’ARRPAC. C’est en discutant avec elle que le choix se porte sur un petit groupe issu du parcours de soins le plus lourd. L’objectif est double : offrir un espace d’expression à des personnes ayant peu d’autres moyens de le faire, et tester la pertinence de notre dispositif dans les conditions les plus exigeantes. Nous n’avons pas rencontré les participants individuellement avant la première séance, mais leurs profils, capacités et limites nous ont été présentés en détail par l’équipe pour préparer au mieux notre intervention, et ainsi concevoir le dispositif électronique.
Lors des séances, un·e membre de l’équipe est toujours présent·e. Sa présence est précieuse pour ajuster les capteurs, aider à la médiation et créer une continuité rassurante. Parfois, ces professionnel·les prennent part aux ateliers, renforçant l’atmosphère de confiance.
Un extrait d’un moment d’improvisation sonore lors de la quatrième et dernière séance au sein de la structure.
Geste, son, conséquence : une expérimentation vivante
Le groupe compte de 4 à 7 participant·es. Certains manifestent rapidement un fort enthousiasme. Agnès et Dominique, par exemple, s’emparent très vite du dispositif. Leur implication témoigne d’un véritable plaisir à explorer ces sonorités nouvelles. Agnès décrit l’ambiance comme « apaisante », tandis que Dominique partage avec humour ses souvenirs de musique électronique des années 80.
D’autres, comme Christophe, Emmanuel ou Alice, adoptent une posture plus prudente. Christophe, d’abord réservé, s’aventure progressivement, testant différentes manières d’activer les capteurs, parfois de façon loufoque. Emmanuel évoque une sensation de relaxation. Chez Alice, plus discrète, la confiance s’installe dans le jeu collectif, avec une participation plus active dès que le groupe adopte une écoute bienveillante.
Les séances alternent temps d’écoute (ambient, drone…), improvisations libres et jeux collectifs. Ces écoutes, souvent en milieu ou fin de séance, permettent de situer culturellement l’expérience et de recentrer l’attention. Comme le formule Dominique : « Le fait d’avoir essayé, ça rend plus sensible. » L’engagement physique dans la production sonore ouvre une nouvelle écoute, plus incarnée.
Jean-Philippe, ancien musicien, se montre plus réticent. Il qualifie notre démarche de « bruit » et semble en difficulté avec l’absence de repères familiers. Ses réactions expriment un mélange de scepticisme et de frustration. Mais au fil des séances, son attitude se nuance. Lors d’une improvisation douce, il s’assoupit quelques instants. Plus tard, un échange léger autour de nos intentions bruitistes lui fait dire, avec un sourire en coin : « Vous dites ça pour moi ? Je le vois dans vos yeux… ils sont très expressifs ! ». On sent que les regards entre eux évoluent aussi ; ils ne se voient plus seulement comme des patients partageant une condition, mais comme des co-créateurs d’un moment sonore.
Un point d’attention s’impose progressivement : la nécessité de guider davantage les improvisations pour structurer l’écoute sans étouffer la liberté. Chaque geste déclenche une réponse sonore ; chaque séance devient un terrain d’essai. C’est dans cette logique que résonne cette phrase de la philosophe Joëlle Zask : « l’expérimentation est l’orientation que se donne une pensée par rapport aux conséquences qu’elle a elle-même produites. » Les participant·es vivent ce processus en temps réel, où leurs actions façonnent l’expérience.
Ces évolutions, parfois subtiles, montrent que le dispositif permet une adaptation progressive. À travers les gestes et l’écoute mutuelle, chacun·e trouve une manière singulière de participer. La restitution finale, où les soignant·es et les soigné.es manipulent ensemble le dispositif, confirme notre intuition : la musique expérimentale, pensée avec souplesse, a sa place dans un parcours de réadaptation.
Un exemple d’une d’improvisation guidée lors de la troisième séance.
Bilan et perspectives : une médiation à réinventer en continu
Les retours sont pluriels : émerveillement, mais aussi incompréhensions et frustrations. C’est dans cette diversité que se construit notre apprentissage. Ce projet est avant tout une rencontre humaine qui nourrit et transforme notre regard, nous invitant à adopter une posture plus attentive et structurante. Par « structurante », nous entendons notre capacité à proposer des cadres de jeu plus définis (par exemple : « pendant deux minutes, nous jouons uniquement avec des sons graves », ou « nous tentons de construire un crescendo collectif »). Cela permet de canaliser l’énergie du groupe et de donner des repères clairs, tout en préservant la liberté d’explorer. Cette réflexion irrigue déjà notre pratique pédagogique en école de musique, où nous cherchons cet équilibre entre rigueur technique et invention.
Cette expérience soulève aussi la question de l’inclusion. Un tel dispositif, basé sur l’expérimentation et le geste et non sur une maîtrise instrumentale traditionnelle, pourrait sans aucun doute faciliter l’accueil de personnes en situation de handicap dans les écoles de musique, en offrant une porte d’entrée alternative et valorisante.
Concernant les pistes créatives et thérapeutiques, elles ont émergé lors des bilans avec l’équipe soignante. Une ergothérapeute a suggéré, par exemple, d’utiliser les capteurs pour des exercices de motricité fine ou d’amplitude gestuelle, en associant un objectif de rééducation à un résultat sonore gratifiant. Il est crucial de préciser que nous ne nous pensons en aucun cas comme des musicothérapeutes. Notre rôle est celui de médiateurs musicaux. L’aspect « thérapeutique » est un potentiel que nous observons, une voie à explorer en co-construction avec les professionnel·les de santé, qui sont garants des objectifs de soin.
Enfin, la durée limitée du projet (quatre heures) appelle un suivi prolongé. Idéalement, l’équipe soignante pourrait être formée pour s’emparer de l’outil et l’intégrer durablement dans ses activités. De notre côté, nous serions partants pour inscrire cette action dans le cadre de nos futurs emplois en école de musique, via des dispositifs « hors les murs ». Même si deux d’entre nous ne sont pas spécialistes des musiques électroniques, cette expérience nous a montré la puissance des interfaces sonores alternatives. Nous pensons déjà à mobiliser certains éléments, comme l’utilisation de petits capteurs ou l’approche par le son plutôt que par la note, dans nos propres cours pour stimuler la créativité de nos élèves. Cette action ouvre de nouvelles perspectives qui enrichissent et redéfinissent le sens de nos pratiques d’artiste-enseignant.