
Musique & mouvements partagés : une expérience de médiation culturelle avec un centre de mise à l’abri et d’évaluation pour mineurs non accompagnés
par Maria, Adama & Esteban
Introduction
Nous sommes Maria, Adama et Esteban, musicien·nes en formation au Cefedem Auvergne Rhône-Alpes. Dans le cadre de notre unité d’enseignement « L’Enseignant·e, Artiste Médiateur·rice dans la Cité » (EAMC), nous avons initié un projet de médiation culturelle à destination de mineurs non accompagnés, accueillis dans un centre de mise à l’abri et d’évaluation rattaché au Forum Réfugiés : https://www.forumrefugies.org
Il s’agissait de proposer, dans ce contexte particulier d’incertitude et de précarité dans l’attente de l’évaluation de minorité (procédure qui ne dure jamais plus de cinq jours et qui est déterminante pour la reconnaissance de certains droits). Un moment musical pour explorer le corps, la voix, le rythme et la relation à l’autre, sans exigence de résultat. La musique et le mouvement sont apparus comme des médiums particulièrement adaptés : non verbaux, inclusifs, sensibles.
Ce projet nous a permis d’expérimenter, d’écouter, de douter parfois, mais surtout d’apprendre à construire un cadre d’accueil artistique dans un contexte social complexe.
Genèse du projet : une démarche partenariale
L’idée est née d’une envie commune : aller à la rencontre d’un public éloigné des institutions culturelles, souvent invisible, en dehors des cadres scolaires ou associatifs habituels. Les mineur·es non accompagné·es, arrivé·es seul·es sur le territoire, sont souvent hébergé·es temporairement dans des centres d’évaluation, dans l’attente d’une reconnaissance administrative de leur minorité.
Nous avons pu mettre en œuvre ce projet grâce à un partenariat avec l’association AtoU : https://www.facebook.com/AToU.AnanAtoyama/?locale=fr_FR
L’accompagnement d’Anan, chorégraphe et danseuse internationale mais également intervenante chevronnée dans le champ social et culturel, a été très précieux. Ses conseils ont orienté notre posture dès les premières étapes : quel cadre proposer ? Quelles attentes formuler – ou non ?
Après validation des créneaux et établissement d’une convention avec le Cefedem, nous avons pu planifier quatre séances entre janvier et février 2025. Les participants ne pouvaient jamais être les mêmes, l’évaluation ne pouvant dépasser les cinq jours. Les ateliers se sont tenus dans la grande salle du Cefedem.
Contexte social et humain : une situation de grande vulnérabilité
Le centre de mise à l’abri que nous avons contacté héberge des adolescent·es exilé·es, récemment arrivés sur le territoire français, souvent sans papiers et en attente d’évaluation. Ces jeunes viennent pour la plupart du Bénin, de la Côte d’Ivoire, de Guinée ou du Mali.
Tous et toutes ont en commun une histoire de rupture, de déplacement et une forme de solitude institutionnalisée.
L’incertitude administrative qui plane sur leur statut – seront-ils reconnus comme mineurs ? accueillis ou renvoyés ? – rend leur quotidien instable, souvent marqué par l’anxiété, le repli ou la méfiance. Dans ce contexte, proposer un atelier musical collectif peut paraître secondaire. Et pourtant : il peut aussi être un moyen de reprendre corps dans le réel, de faire groupe, de vivre une expérience positive, de rétablir un lien au présent.
Une première séance : improviser, ajuster, accueillir
La première séance a été révélatrice des défis que pose ce type d’intervention. Malgré les relances, nous n’avions pas reçu de confirmation claire du centre. À notre arrivée, les encadrants et les jeunes n’avaient pas été prévenus formellement. Il nous a donc fallu expliquer le projet à la volée dans les couloirs, susciter l’intérêt, motiver. Un premier pas vers l’adaptation permanente.

Finalement, un groupe a accepté de nous suivre des pentes de la Croix-Rousse (quartier bourgeois-bohème) où se situe le Forum Réfugiés jusqu’au Cefedem Aura (quartier bourgeois en plein centre-ville de Lyon). Une fois dans la salle, nous avons pris soin d’installer une ambiance chaleureuse : instruments de musique, bonne humeur, goûter partagé. Adama et Maria ont lancé la séance avec une improvisation instrumentale douce. Ce moment d’accueil musical a permis de poser une atmosphère détendue, presque méditative, dans laquelle les corps se sont progressivement relâchés.
Esteban a ensuite guidé des explorations corporelles simples, en proposant des images, des mouvements libres et des consignes. L’improvisation collective s’est construite sur des réponses rythmiques, des jeux d’écho entre son et geste, entre présence et retrait.
Le nombre de participant·es a varié au fil des séances, oscillant entre 15 et 25 jeunes. Cette fluctuation demandait une grande souplesse de notre part car chaque séance possédait sa propre dynamique selon l’énergie du groupe et la configuration du moment.
Créer un espace d’écoute : entre silence et intensité
Tout au long de la séance, nous avons dû écouter avec attention : non pas uniquement les sons produits, mais les postures, les regards, les silences. Certains jeunes ne bougeaient pas mais restaient présents. D’autres prenaient rapidement part, riaient, entraient dans le jeu. Cette diversité d’attitudes nous a appris à valoriser chaque modalité de participation, à ne pas forcer, à proposer sans imposer.
Le jeu d’appel-réponse rythmique, par exemple, a été un moment fort : chacun·e pouvait proposer un motif, un geste, un son, et voir le groupe lui répondre. Ce mécanisme de miroir a permis à des jeunes souvent en retrait de devenir le centre de l’attention, ne serait-ce que pour quelques secondes. Il ne s’agissait pas de performer, mais de se sentir entendu.
En fin de séance, un moment de relaxation sonore a permis à chacun·e de s’asseoir, de s’allonger, de se poser. Accompagnés par une musique douce jouée en direct, les jeunes ont pu fermer les yeux, respirer, écouter. Le silence à ce moment-là avait une intensité presque sacrée.
Puis, nous avons proposé un goûter simple — madeleines, jus de fruits — autour duquel les échanges ont pu se prolonger de manière naturelle et détendue. Ce moment informel jouait un rôle essentiel : il permettait de sortir du cadre strictement artistique ou scolaire, d’effacer les rapports d’autorité, et d’instaurer un climat de confiance et de réciprocité. En partageant ensemble ce temps de convivialité, nous avons pu ouvrir un espace où les jeunes pouvaient poser des mots sur leur expérience, mais aussi simplement rire, discuter, ou ne rien dire, sans pression.
Ce goûter devenait ainsi un prolongement discret de la médiation, un pont entre le dedans et le dehors de la séance. Il participait pleinement à l’ancrage de la séance dans un souvenir positif marquant la fin de l’atelier non par une clôture sèche mais par un moment de partage libre, horizontal et humainement riche.

Apprentissages : médiation, présence et souplesse
Ces séances nous ont profondément transformés. Elle nous ont obligés à sortir de nos habitudes pédagogiques, à lâcher le contrôle, à composer avec l’instant. Être médiateur·rice, ici, signifiait être capable d’accueillir des participants fatigués, enthousiastes ou indifférents – et de s’adapter à la situation.
Nous avons appris que la musique ne se transmet pas seulement par des morceaux ou des techniques mais aussi par un espace d’écoute et de lien. Que le corps est un point d’entrée précieux, surtout quand les mots manquent. Et que la simplicité – une pulsation, un souffle, un regard – peut parfois suffire à enclencher quelque chose.
Le rôle d’Anan a été déterminant : par sa présence, ses conseils en temps réel, son regard affûté, elle nous a guidés avec bienveillance et lucidité. Elle a su nous faire prendre conscience de certaines maladresses mais aussi de nos intuitions justes.

Conclusion : un projet modeste, mais essentiel
Ce projet de médiation a été pour nous un tournant. Il a bousculé nos cadres, mis à l’épreuve notre capacité d’adaptation, mais surtout transformé notre rapport à notre rôle de musicien·nes dans la société.
Nous avons d’abord été confrontés à une réalité éloignée de nos habitudes : des personnes nouvelles à chaque séance, des parcours de vie marqués par l’incertitude, le déracinement, et parfois le silence. Cela nous a amené à revoir en profondeur ce que nous pensions devoir transmettre, et surtout comment le faire. Nous avons appris à composer avec ce qui était là : la fatigue, la réserve, l’attention parfois fuyante, mais aussi l’écoute, l’humour, les sourires, les gestes discrets.
Chaque rencontre nous a obligés à nous adapter à l’instant, à accueillir ce qui émergeait sans projeter un déroulé figé. Il ne s’agissait pas de faire « réussir » une activité, mais de proposer un espace sincère, ouvert, sans attente de performance. Cela nous a appris à nous rendre disponibles, à faire confiance au moindre signe d’engagement.
Ce travail nous interroge profondément sur notre façon d’enseigner la musique dans d’autres cadres, notamment au sein des écoles de musique. Dans ces lieux, nous avons souvent une logique de progression : des objectifs, des niveaux, un répertoire à maîtriser. Or, ces séances nous ont montré que la musique pouvait aussi être vécue comme une expérience immédiate, libre, profondément humaine – un moment de présence et de lien, plus qu’une acquisition formelle.
Nous avons également été amenés à travailler le corps d’une manière nouvelle. En tant que musicien·nes, nous sommes souvent centré·es sur le son, l’écoute, le geste technique. Mais ici, le corps entier devenait médiateur : marcher, respirer, dessiner la musique avec ses bras, répondre par un mouvement à un rythme. Ces propositions simples ont ouvert un espace d’expression non verbal, essentiel quand les mots sont absents ou fragiles.
Les échanges les plus riches ont souvent eu lieu dans les interstices : pendant les trajets entre le centre de mise à l’abri et le Cefedem, quelques jeunes nous ont parlé de leur pays, de leur voyage. Rien de long ni de détaillé, mais suffisamment pour sentir l’épaisseur de leurs histoires. Pendant les séances elles-mêmes, la parole était rare. Les retours passaient surtout par les regards, les attitudes ou parfois un rire partagé.
Nous n’avons pas eu de retour de la part des professionnel·les qui les accompagnent. Leur disponibilité est réduite, leur charge de travail immense. Cela nous a rappelé combien il est important, si une telle action devait être reconduite, de penser la relation avec les structures partenaires comme un axe central du projet : préparation en amont, co-construction, prise de relais après coup.
Si c’était à refaire, nous chercherions à instaurer une meilleure circulation entre tous les acteurs impliqués, pour permettre une continuité, même légère, entre les différents temps d’accompagnement. Nous essaierions aussi d’ouvrir davantage de possibilités d’expression pour les jeunes, de leur permettre de proposer eux-mêmes des sons, des gestes, des idées – pour renforcer leur place active dans la séance.
Enfin, cette action s’inscrit pleinement dans la notion des droits culturels. Elle repose sur la conviction que chacun·e, indépendamment de son parcours, de sa langue, de son statut administratif, a le droit de participer à la vie culturelle et d’en être acteur ou actrice. Ce que nous avons proposé n’était pas « une initiation à la musique », mais un espace d’expression et d’écoute, sans condition préalable. Un droit à être là, à s’exprimer, à sentir qu’on fait partie du groupe.
Et c’est peut-être là que réside l’essentiel : dans ces instants partagés où les personnes rencontrées ne sont plus assignées à leur situation mais simplement reconnues dans leur humanité.

Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.